Biographie
DENISE DESAUTELS est née à Montréal en 1945. Mémoire, douleur et deuil – intimes et universels – sont au cœur de son écriture, celle d’une auteure engagée dans le milieu littéraire québécois, mais aussi plus largement francophone, dont les livres sont marqués par sa conscience d’être une femme qui écrit et par sa passion pour les autres arts. Elle a publié plus de 40 recueils de poèmes, récits et livres d’artiste, qui lui ont valu de nombreuses distinctions parmi lesquelles le Prix de poésie du Gouverneur général du Canada, le Grand Prix Québecor du Festival international de la poésie de Trois-Rivières (à deux reprises) et, en 2005-2006, une bourse de carrière du Conseil des arts et des lettres du Québec. En 2009 et 2010, elle a reçu, pour l’ensemble de son travail, le Prix Athanase-David et le Prix européen de Littérature Francophone Jean Arp. Son dernier ouvrage, Disparaître, élaboré en complicité avec l’artiste Sylvie Cotton, est paru en 2021 chez deux éditeurs, L’herbe qui tremble (France) et Le Noroît. En mars 2022, elle est devenue la deuxième poète du Québec, après Gaston Miron, à être publiée dans la collection Poésie / Gallimard, avec L’angle noir de la joie suivi de D’où surgit parfois un bras d’horizon. Denise Desautels est membre du Comité Femmes du Centre québécois du P.E.N. international, du Parlement des écrivaines francophones, de l’Académie des lettres du Québec et de l’Ordre du Canada.
Entrevue
Comme je viens d’un temps lointain, j’ai fait ce qu’on appelait à l’époque le cours classique, au collège Basile-Moreau devenu aujourd’hui le cégep Vanier, où on admettait pour les quatre dernières années, de Belles lettres à Philo II, les jeunes filles de milieu modeste, qui avaient fait du latin dans une école publique. Dans les collèges, c’est la littérature française qui était enseignée. C’est là que j’ai lu Villon — et participé à une lecture en chœur de « La ballade des pendus » —, lu du Bellay, les romantiques français, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire et même Prévert. Beaucoup de littérature écrite par des hommes en somme. Je me souviens cependant que, l’année avant que j’entre au collège, une institutrice nous avait fait lire Saint-Denys-Garneau et Anne Hébert, qui par la suite m’ont toujours accompagnée. Plus tard, participant à un spectacle de poésie avec les garçons du collège Saint-Laurent, j’ai choisi « Le jeu » de Saint-Denys-Garneau, un poème qui met en scène un monde de l’enfance qui m’était totalement étranger, moi qui n’ai eu une chambre à moi que bien tardivement.
Adolescente, je me promenais avec un carnet noir dans lequel je faisais alterner journal et poèmes. Un jour je me suis éloignée de la poésie. Je découvrirai plus tard que cet éloignement, qui a duré presque dix ans, était une fuite. La façon la plus simple de me dérober à moi-même, de refuser de regarder en face le chaos qui m’habitait. « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil », écrit René Char. Il m’a fallu du temps pour revenir vers tout ce qu’il y avait de blessé en moi et par le fait même de dangereux.
J’ai longtemps résisté à l’écriture, la vraie, et à ses exigences, tiraillée que j’étais entre l’attrait et l’effroi de ces « étranges forces obscures » dont parlait Anne Hébert. J’ai publié mon premier recueil à l’âge de trente ans. Mais ce n’est qu’au troisième, paru en 1980, que j’ai fini par plonger, que j’ai accepté d’affronter mes monstres et ceux du monde. Peut-être est-ce à ce moment que j’ai commencé à me considérer comme poète.
Violemment la mise en forme en voix du désir, ai-je répondu récemment, dans un contexte où la réponse devait être brève, à la question « qu’est-ce que la poésie ? » Manière de dire que le travail du/de la poète en est un de désir, d’obstination presque. Travailler la langue de telle sorte qu’elle permette à ce qui semble incommunicable ou indicible — de la douleur, de l’enfance, de l’amour, de la guerre, etc. — d’en surgir, d’y prendre forme. En ce qui me concerne, je cherche à mettre en mots et en forme tout ce qui se trame dans l’ombre où des désirs, des colères et des deuils s’entassent, se métamorphosent parfois dangereusement, se propagent partout, comme de petits bruits de corps — dont on aurait oublié l’origine — et qui deviennent vite étourdissants et insensés. Désirs, colères et deuils qui risquent à chaque instant d’éclater et de resurgir à l’air libre de manière incongrue, échevelée. Parce que je m’intéresse à ces couches de mémoire, jusqu’aux plus récentes, et aux blessures qui au fil du temps continuent de s’y accumuler, je me perçois depuis longtemps déjà comme une archéologue de l’intime qui « avance en poésie » — pour reprendre l’expression de Gaston Miron —, continûment ballottée entre désespoir et utopie.
Je l’ai d’abord écrit dans ma tête le matin au parc La Fontaine pendant mes quarante-cinq minutes de marche rapide – de là sans doute ses vers courts, son rythme hachuré. Puis à mon bureau, quelques heures plus tard, tous les jours pendant plusieurs mois. Car « de futurs souvenirs » est extrait de Pendant la mort, un poème d’une soixantaine de pages qu’une femme — qui me ressemble — adresse à sa mère, vieillissante et souffrante ; une lettre où les préoccupations présentes, la réalité immédiate, le voyage et l’éloignement, les arbres le matin dans le parc, la maladie, la mort et l’écriture l’emportent sur le passé pourtant évoqué à quelques reprises. Pendant la mort, c’est-à-dire pendant que la mort s’éprouve, se pose dans chaque parcelle du corps de la mère et, par voie de conséquence, de la fille, avant la vraie fin — qui prendra, en ce qui concerne celle de ma propre mère, près de dix ans à venir. Je me suis intéressée ici au présent de cette mère et de cette fille, toutes deux vieillissantes et porteuses d’une mémoire inoubliable – entachée par la mélancolie contagieuse de la mère, mais toutes deux encore emportées par le mouvement irrésistible de la vie. Cela dit, celle qui écrit et qui se présente comme une « archéologue de l’intime » voit le présent douloureux de ces deux femmes, comme indissociable de leur passé, et leur futur déjà entaché par leur mélancolie.
Je choisirais aujourd’hui « de peine et de colère » de Claude Ber, un poème extrait de La mort n’est jamais comme, une œuvre troublante d’une extrême actualité, aux images fortes et aux répétitions obsédantes, trouées par des blancs de silence. En lisant les journaux chaque matin, j’éprouve quotidiennement à la fois cette peine et cette colère.
Et plus jeune, s’il avait été dans l’anthologie, j’aurais choisi « La fille maigre » d’Anne Hébert. Sans doute des vers comme « Chacun de tes gestes / pare d’effroi la mort enclose » parlaient-ils fort à l’adolescente sombre que j’étais et dont l’enfance avait été marquée par une dizaine de morts dont celle de mon père quand j’avais cinq ans.